mercredi 10 août 2011

MARGUERITE DURAS : L'HOMME ATLANTIQUE*.

* L'Homme atlantique, film de Marguerite Duras, 1981. Texte publié aux Editions de Minuit en 1982.

"Constitué de chutes d'Agatha, bribes, traces, fragments insistants d'une mémoire itinérante, L'Homme atlantique est pour l'essentiel tramé de noir. Noir au sein duquel surgissent quelques rares images : un pan de mer, un visage, un pan de mer encore.
Sujet ou thématique n'apparaissent ici pourtant que secondaires. Qu'il soit question d'amour, de mort, de ces roses d'été finissantes ou de quelque forme d'impossibilité, on est sans cesse renvoyé à leur manque, au noir et au grain seul de la voix.
Écrit passant, errant, que l'on perçoit mieux au sein d'une écoute vide, dans la plénitude de l'écran déserté... Et lorsque l'image finalement surgit, c'est pour étonner, surprendre un œil qui s'était habitué à l'absence de vision, au pur regard intérieur.
De nombreuses recherches s'articulent aujourd'hui autour de la correspondance de l'image et du son, et de leurs mystérieuses affinités. Chez Duras, au contraire, il n'y a pas accord du son et de l'image, mais bien plutôt écart. Toute sa science tient précisément dans cet écart, soigneusement entretenu et dans la faille duquel tout se joue et se glisse. Le miracle est qu'au sein de cet écart, elle finit par nous faire croire à une nécessaire correspondance. Dans L'Homme atlantique, cet écart est à son maximum, car le noir peut bien porter ou supporter toute parole. La poésie ne s'avère ainsi nécessaire que pour celui qui écoute ; elle est pour le reste tout à fait contingente, « libre » et non liée. Ce film se donne donc, pour une part, comme un film-manifeste, une sorte de nouvel art poétique où l'idée visuelle (il faudrait dire l'épure) compte plus que la vision.
Est-ce ainsi - et au sein même du cinéma - à la littérature que revient Marguerite Duras, à la littérature orale, celle d'avant le piège de l'écrit et la mort blanche des mots ? Littérature du noir, terrain et lieu privilégié de l'énonciation.
Noir. Vide. Absence d'image. C'est là - paradoxalement - que la qualité de la copie s'avère impérieuse, car le noir ne supporte ni craquelure ni déchirure. Les conditions de projection doivent être parfaites, le silence de la salle absolu. Et l'on se dit que, dans un quelconque film ordinaire, il suffirait d'ouvrir les yeux de temps en temps pour retrouver la rareté de l'image et le lieu noir intérieur.
Le film de Duras n'a cependant rien d'un film conceptuel ; il ne faudrait pas l'y réduire. Il se trouve de part en part hanté, halluciné par la littérature. L'image littéraire (cette rose, ce chien, cet après-midi-de-fin-d'été-au bord-de-la-mer) se creuse et s'amplifie de l'absence même d'une image visuelle dont on sait cependant qu'elle est possible, latente et en gestation. Le cinéma s'offre ainsi comme le lieu, non de l'objet, mais du regard. Lieu regardé d'ailleurs. Hors-champ circonscrivant toutes les images possibles. Je vous regarde depuis la caméra, qui est aussi le lieu d'où regarde le spectateur. Ce sont des images qui versent ou qui reviennent vers la mort qu'elles n'ont sans doute jamais totalement quittée. Et ce noir fonde après coup les images de tous les autres films de Duras, India Song, Aurelia Steiner, Son nom de Venise dans Calcutta désert... Il les emporte dans son silence. Car la magie de ce noir est aussi de faire taire les mots, de les enclore dans le silence où ils surgissent.
Il subsiste ce lent travelling au cœur de la parole et des choses, car dans ce noir aussi il est des travellings, ou de somptueux plans fixes, et dans le noir lui-même, lorsque l'image manque, qu'elle se creuse et se vide. La coulée de la parole dans le noir renvoie ainsi le regard à son origine. Avant-naissance et après-mort circonscrivant l'obscurité cinématographique et cette nuit des images à laquelle nous tenons tant.
Ce film qui apparaîtra à beaucoup comme un pur gag cinématographique (et d'une certaine façon il l'est sans doute) semble né d'une désespérance de l'image ; il marque son point limite, son lieu de finitude obligée. Mort de l'image. Toute-puissance de cette frange, cette aura du visible, ce noir qui lui aussi sans doute est visible, mais par l'intermédiaire d'un autre regard - littéraire celui-là, et tout intérieur."

Florence de Mèredieu

Note parue dans LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE en septembre 1982 (N° 356, pp.. 157-158).

Ce film je l'avais vu, à sa sortie en 1982, au cinéma L'Escurial, Boulevard de Port Royal, à Paris. Je me souviens avoir été très perturbée par les conditions de projection de ce film presque entièrement noir ! Impossible dans une salle de cinéma ordinaire d'obtenir un noir profond, intense. Je retrouverai, bien plus tard, des problématiques similaires lors de cette « Conférence sur la couleur à l'usage des aveugles » que je prononcerai, dans un Colloque sur la couleur, à l'Institut National d'Histoire de l'Art en 2010 : dans une salle grise (et non noire) ne permettant pas aux auditeurs voyants d'expérimenter quelque chose de la « vision » de l'aveugle. Ce qui, outre le fait de pouvoir s'adresser à un public de non voyants, était aussi - pour moi - un des enjeux de la dite conférence.

1 commentaire:

fdemeredieu a dit…

6 août 2021
Aujourd'hui - après tant d'années redécouverte du cinéma L'Escurial, classé, conservé dans "son jus
J'y vois un tout nouveau film iranien, La loi de Téhéran. Film aux antipodes de celui de Marguerite Duras. Un film physique, violent, politique et engagé. Noir, certes. Mais d'une autre noirceur : poisseuse, chaotique… A tant d'années de distance, je mesure combien les mêmes "lieux" - ici une simple (quoique mythique) salle de cinéma - peuvent abriter des mondes différents et comme incompatibles.

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